KAS ET FAGOR: DEUX ÉQUIPES BASQUES EN DUEL POUR LE TOUR

autoría: Ander Izagirre, 

Plus il pleuvait, plus Luis Otaño prenait l'avantage. Le cycliste tout-terrain de Rentería avait attaqué au premier col d'une étape de moyenne montagne, le col de Grimone, et avait été rejoint par deux grands grimpeurs : Julio Jiménez et Joaquín Galera. Il profita de l'averse pour tenter sa chance dans la descente et les laisser derrière lui, jusqu'à ce qu'il sorte d'un virage et soit projeté de sa selle. Il ne s'en fit pas: il remonta sur son vélo meurtri et poursuivit la descente.

Otaño se la joua parce qu'en 1966, c'était peut-être sa dernière chance. Il avait accumulé des victoires importantes, il était passé à une demi-minute de battre Poulidor dans la Vuelta a España ; malgré tout, il avait participé au Tour à neuf reprises et n'avait jamais été aussi brillant. Il avait cinq minutes d'avance et une fois arrivé au Col d'Ornon, les grimpeurs ne le rattrapèrent que de la moitié. C'était la première victoire dans le Tour pour un cycliste de Guipuzcoa et une équipe de Guipuzcoa : Fagor.

Le deuxième à s'être classifié, l'Andalou Joaquín Galera, courait pour Kas. Cette équipe d'Alava participait à son quatrième Tour et en 1964, elle avait déjà remporté sa première victoire, un contre-la-montre en équipe, grâce à la caractéristique qui la définit si bien durant les années 1960 et 1970 : la force du bloc.

À Bourg d'Oisans, douze coureurs de Kas et Fagor terminèrent dans les vingt-cinq premiers. Parmi eux, les représentants d'un lot de cyclistes basques qui côtoyaient déjà les meilleurs du Tour : José Antonio Momeñe (quatrième du Tour 1966), Patxi Gabika (septième), Valentín Uriona (quatorzième), Aurelio González (vainqueur d'étape et vainqueur de la Montagne en 1968), Txomin Perurena (vainqueur de la Montagne en 74), qui sera rejoint par José María Errandonea (vainqueur du prologue en 1967), Gregorio San Miguel (quatrième en 1968), Andrés Gandarias (cinquième en 1969)...

- En 1966, Kas remporta le classement par équipe et Fagor fut quatrième. Cette classification avait une importance beaucoup plus grande qu'aujourd'hui. Et le fait d'avoir deux équipes basques au sommet du Tour était très frappant, déclara Ramón Mendiburu, qui participa à cette édition avec Fagor.

Dalmacio Langarica, directeur de Kas, se souciait plus du classement d’équipe que de l'individuel. Et chez Fagor, ils appréciaient également l'esprit collectif : ce n'est pas pour rien qu'il s'agissait d'une coopérative, à l'origine du groupe Mondragón, qui s'est ensuite étendue dans le monde entier.

- Lors des rassemblements d'hiver, Don José María Arizmendiarrieta [le prêtre à la tête du mouvement coopératif] venait nous parler d'esprit d'équipe, de collaboration, d'harmonie..., raconte Mendiburu.

Les fabricants basques de vélos et de composants, tels qu'Orbea, BH, GAC et Zeus, ont sponsorisé des équipes à différents moments. Mais ce qui montre la force du cyclisme au Pays basque, ce sont des entreprises d'autres secteurs qui ont également misé sur le sport pour faire de la publicité auprès du grand public : les boissons gazeuses Kas, basées à Vitoria-Gasteiz, et les appareils électroménagers Fagor, basés à Arrasate-Mondragón, à quarante kilomètres l'une de l'autre, ont parrainé deux des meilleures équipes du Tour durant les années 1960.

Kas et Fagor ont modernisé le cyclisme basque, déclara Mendiburu :      

- Auparavant, les hôtels ne voulaient pas accueillir les équipes cyclistes. Elles avaient une mauvaise réputation : ils arrivaient couverts de boue et de graisse, ils salissaient tout, ils se faisaient des massages avec des huiles et des liniments qui sentaient fort, ils dérobaient draps et serviettes... Kas et Fagor soignaient mieux leur image. Nous avions un minibus et quelques voitures, des vêtements de course, des mécaniciens, des masseurs... Chez Fagor, nous courions avec de très bons vélos, avec des cadres fabriqués par Marotías à Alegia et des composants Campagnolo, des maillots Sancheski fabriqués à Irun, des cuissards italiens... Les salaires étaient également plus élevés.

Les deux marques commencèrent par parrainer des équipes amateurs, puis des professionnelles, dont l'ambition ultime était de devenir internationales. Kas constitua une équipe qui remporta le classement par équipe quatre fois dans le Tour, deux fois dans le Giro et dix fois dans la Vuelta, et cette force collective l'aida à mettre le tout-puissant Eddy Merckx dans les cordes plus d'une fois. Avec des cyclistes tels que José Manuel Fuente, Vicente López Carril, Miguel Mari Lasa, Paco Galdos, Santi Lazcano et Antonio Gómez del Moral, ils récoltèrent podiums, maillots et étapes dans les trois grands tours.

Fagor tenta également de contester la suprématie de Merckx. Luis Ocaña, de Cuenca, qui deviendra bientôt le pire cauchemar du Belge, fait ses débuts dans le Tour pour la première fois en 1969.

- Nous étions très enthousiastes à propos d'Ocaña, se souvient Mendiburu. Cette année-là, il termina deuxième de la Vuelta, il gagna le Midi Libre contre Poulidor, Bracke, Guimard... Il était très fort, nous pensions qu'il pouvait faire quelque chose de grand dans le Tour.

En effet, il fit quelque chose de grandiose : il composa l'image la plus légendaire de l'équipe de Fagor, telle qu'ils ne l'auraient jamais imaginée.

Dans la descente du Grand Ballon d'Alsace, Ocaña fit une embardée pour éviter un coureur tombé, heurta un poteau et rebondit tête baissée sur l'asphalte. Il gisait là, en état de choc, le visage baigné de sang. Ses compagnons le soulevèrent, le firent s’asseoir sur sa selle et se positionnèrent deux à sa droite et deux à sa gauche pour le pousser jusqu'à la ligne d'arrivée. Il s'agissait de Perurena, Manuel Galera, López Rodríguez et Santamarina, ainsi que de Patxi Gabika, qui attendait derrière pour passer le témoin à ses compagnons. Ocaña tenait à peine sur le vélo, la tête enfouie dans la poitrine, tandis qu'un filet de sang se versait sur son maillot et ses cuisses.           

- Aujourd'hui, ils ne l'auraient pas autorisé, le médecin de la course l'aurait arrêté, a expliqué Perurena.

La photo est entrée dans l'histoire comme un exemple vibrant de solidarité cycliste.

Ce jour-là, Merckx écrase ses rivaux dans l'ascension finale du Ballon d'Alsace et ouvre la voie pour gagner le premier de ses cinq Tours. Il est également juste de rappeler que le deuxième de l'étape, le seul à avoir perdu moins d'une minute sur le Belge, était Joaquín Galera : de l'équipe Fagor.

UNE RIVALITÉ FÉROCE

Peu avant son épreuve du Tour, Ocaña se classa deuxième de la Vuelta de 1969, comme le rappelle Mendiburu. Et s'il ne la gagna pas, c'est probablement à cause de la rivalité entre Kas et Fagor.

Langarica et Matxain, les directeurs de Kas et de Fagor, étaient deux fortes personnalités qui s'affrontaient souvent. Parfois, comme nous le verrons, littéralement. Langarica était le vétéran, le vainqueur d'une Vuelta en tant que cycliste et du Tour en tant que directeur sportif de Bahamontes, le timonier de Kas, l'équipe qui aspirait à réunir toutes les stars. Matxain était le nouveau venu, celui qui cherchait sa place sans complexe, celui qui savait monter une équipe de battants, celui qui avait un œil sur Ocaña lorsqu'il a gagné la Vuelta al Bidasoa et qui lui offrit son premier contrat professionnel.

- Quand un membre de Fagor attaquait, l'équipe de Kas le poursuivait. Quand un Kas attaquait, l'équipe de Fagor allait le chercher. Quand un étranger attaquait, nous nous regardions fixement, dit Mendiburu.

José Antonio González Linares, un coureur cantabrique de Kas qui gagna un contre-la-montre dans le Tour contre Merckx, rappela dans le journal 'Marca' ces batailles entre les directeurs pendant la Vuelta '69 : "Ocaña s'était détaché du peloton, Matxain le suivait dans sa voiture pour le ramener dans le premier groupe, puis Langarica est arrivé et a fait sortir Matxain de la route. J'allais entrer par l'arrière, quand Matxain a freiné brusquement et j'ai presque percuté sa voiture".

Mendiburu affirme que les coureurs des deux équipes s'entendaient bien.

- En fait, une nuit pendant cette Vuelta, deux coureurs de Fagor et deux autres de Kas se sont réunis pour essayer d’arranger les choses, parce que nous étions tellement concentrés à nous annuler les uns les autres qu'au final, les coureurs des autres équipes gagnaient. Mais le boss, c’était le directeur.

Les coureurs de l'équipe Kas organisèrent cette formation sur le chemin d'Alcázar de San Juan pour prendre l'avantage sur Ocaña et ils prirent le Français Pingeon, vainqueur du Tour 1967, sur leur roue, mais ils n'en eurent cure. Quelques jours plus tard, Ocaña, dans son style vorace, attaqua de loin dans une étape de cinq cols à travers la Catalogne et emmena Pingeon avec lui, mais il ne s'en soucia pas non plus : il poussa seul jusqu'à ce qu'il soit vidé, sans demander de relais au Français, car son obsession était d'éliminer les coureurs Kas. Lors du dernier passage, Ocaña s'effondra et perdit quatre minutes. Pingeon remporta l'étape et pris le maillot jaune. Il lui fut très difficile de la défendre, car il n'avait pratiquement aucune aide : seul l'un de ses coéquipiers termina la Vuelta, et ce à la dernière place. Mais il fut sauvé car quand les coureurs de Kas l'attaquaient, ceux de Fagor allaient derrière eux les rattraper. Et quand les cyclistes de Fagor attaquèrent, ceux de Kas tiraient devant. C'était suffisant pour que Pingeon soit au volant. Ocaña lui fit gagner deux minutes lors des contre-la-montre de Saint-Sébastien et Bilbao, mais cela ne fut pas suffisant.

- S'il n'avait pas été aussi obsédé par le fait de laisser les coureurs Kas derrière lui dans l'étape de Cataluña, Ocaña aurait gagné cette Vuelta, a admis Pingeon.

Cette rivalité électrifia les supporters basques dans les années 1960.

- En Bizkaia, ils étaient davantage fans de Kas, et en Gipuzkoa, de Fagor, déclare Mendiburu. Il y eut même des bagarres dans les bars. Toutefois, les spectateurs savaient comment se comporter, ils encourageaient tout le monde, il n'y eut jamais d'attaques ou de manque de respect envers les cyclistes.

Kas était la plus ancienne des deux équipes : elle a concouru de 1958 à 1979. Fagor l'a fait de 1966 à 1969. Les deux marques ont recommencé à sponsoriser des équipes dans les années 1980. Mendiburu, qui, après avoir pris sa retraite, a été entraîneur national et directeur technique de la Vuelta a España, a travaillé comme manager pour Kas, puis pour Fagor dans la dernière période.

Les marques se lancèrent à reconstituer des équipes, car le cyclisme était déjà diffusé en direct à la télévision et offrait une très bonne fenêtre publicitaire, explique-t-il.

Ils entrèrent dans un cycle beaucoup plus global. Il s'agissait de sponsors basques qui formaient des équipes avec des coureurs, des directeurs et des assistants de nombreux pays, dont des stars mondiales comme Sean Kelly chez Kas et Stephen Roche chez Fagor.

À la fin des années 1980, l'aventure prit fin. Ce qui reste, c'est l'histoire de deux équipes qui ont alimenté une énorme passion pour le cyclisme au Pays basque.

 

Autheur: Ander Izagirre